Entretien avec Thierry Galibert – Liberté (de marchander) des Libéraux, une Loi mondialisée contre la vie sauvage (modeste et sérieuse) des Peuples

Cet entretien avec Thierry Galibert suit la publication de la première note concernant son ouvrage "La Sauvagerie", et précède celle de la seconde note, sur ce même ouvrage. Les idées de Thierry Galibert rejoignent, exprimées ici et maintenant, eu égard à son ouvrage de publication récente, celles de Laurent Binet, et de son "Civilizations", dans une parfaite synchronicité. Dans cet entretien, Thierry Galibert s'explique (partiellement, il lui reste beaucoup de choses à dire) sur son cheminement.

D’abord une question de forme. Plus vous avancez dans l’édition de vos essais, plus la place occupée par les citations est importante. Pourquoi ?

Dans Le Mépris du peuple, mon précédent essai, j’ai découvert combien les lecteurs sont souvent victimes d’historiens retenant seulement des auteurs étudiés ce qui arrange la pensée unique, en édulcorant leurs propos voire, pire encore, en passant sous silence ce qui nuit à leurs images. C’est particulièrement évident pour Voltaire, sans doute parce que ceux qui l’ont longtemps étudié sont entrés en connivence avec lui, au point d’ignorer son racisme, ses appels au génocide des Turcs, même à brûler les Juifs, le plus souvent adressés à Catherine de Russie à qui Diderot, de son côté, dispensera des conseils au moment où elle combattait la révolution paysanne dirigée par Emelian Pougatchev. Telle est, en effet, la philosophie dite des « Lumières » dont les manuels et les journaux nous proposent une lecture aseptisée. De plus, et c’est le lien avec La sauvagerie, Voltaire est connu dans les écoles pour avoir mis en scène, dans Candide, sous la forme du « nègre de Surinam », la critique des conséquences du colonialisme, alors qu’il était lui-même actionnaire de la Compagnie des Indes (1). C’est dire comment sont formés, dès l’école, les futurs historiens, mais également pourquoi, encore aujourd’hui, bien des journalistes utilisent Voltaire comme emblème des Lumières. Il n’y a rien d’objectif dans cette « histoire », elle est même, par omission, plus proche des fake news, aussi, l’antidote ne peut-il consister qu’à citer ses sources, non les paraphraser, d’autant que paraphraser revient à prétendre que l’écrivain n’était pas assez clair. Citer est certes moins glorieux, mais plus honnête, et plus respectueux du lecteur à la raison de qui je fais appel afin qu’il juge en connaissance de cause de la validité de mon commentaire, et je remarque d’ailleurs que, notamment dans ses articles de journaux, Karl Marx procédait ainsi. Puisque vous me parlez de forme, j’ajoute, pour être complet que, un peu à la façon de Balzac avec ses personnages, certains points fondamentaux reviennent d’un ouvrage à l’autre, afin de montrer la cohérence de l’ensemble.

Vous posez donc le problème de l’interprétation des philosophes et des écrivains.

L’interprétation d’une idée repose sur le même principe que celle d’une œuvre musicale. Que je sache, un pianiste ne se demande pas s’il doit jouer un « do » plutôt que le « ré » écrit, il en va de même dans les œuvres littéraires et philosophiques, c’est pour cette raison que je m’attache beaucoup à la base étymologique et à l’usage des mots à l’époque des Idées qu’ils expriment et, plus encore, à la définition de l’auteur lorsqu’elle figure dans ses écrits. C’est justement essentiel, comme je le fais remarquer dans ce livre, pour la fameuse formule de Descartes « je pense donc je suis » qui, la plupart du temps, est lue de façon anachronique, alors que l’auteur lui-même a donné sa définition. Etant avant tout un « littéraire », il serait paradoxal que je ne prenne pas appui sur les mots, mais quel historien peut se passer de ce travail préalable ? J’ajoute que mes ouvrages louent et condamnent, il serait donc spécieux de ma part de ne pas donner la parole aux auteurs concernés, d’ailleurs le plus souvent disparus, avant de conduire un raisonnement. Je prends le lecteur à témoin en lui laissant la liberté de décider si ce que j’écris est fondé ou non, et j’attends alors que mes ouvrages soient contestés, par d’autres expérimentateurs, comme pour n’importe quelle expérience scientifique. Voilà, me semble-t-il, ce que l’on entend par « progrès » de la science, que les Idées ne soient plus jugées quant à leur théorie, mais dans leur mise en application : ont-elles produit des effets positifs ou négatifs, ou même ont-elles produit des effets collatéraux pervers ? Je ne suis qu’un historien besogneux et je ne vois pas comment un historien, dont le métier est de collationner des preuves, peut se contenter de livrer au lecteur son interprétation, non les documents sur lesquels il a travaillé, d’autant qu’ils sont souvent peu facile à trouver, à la différence des Idées qui, elles, ont été publiées. Je sais bien qu’il serait ruineux, pour les éditeurs, de procéder ainsi avec tous les livres, de même que je me doute bien que le chercheur qui paraphrase ses sources part du principe que le lecteur lui fait confiance, sauf que, avec le recul, combien d’ouvrages viennent corriger les erreurs des précédents ? C’est bénéfique au marché du livre, mais pas au progrès de compréhension que chaque livre est supposé apporter au précédent. Que dirait-on en effet d’un médecin qui n’améliorerait pas la guérison de telle ou telle maladie ? Je prends cette image à dessein car, dans mon essai, je rappelle que, pour Descartes, la médecine était à la base de la philosophie.

Venons-en à La sauvagerie. En quoi était-il essentiel d’approfondir votre ligne de recherche en remontant dans le temps ?

Permettez d’abord que je précise que, dans un entretien, je pratique forcément la paraphrase, attendant de vos lecteurs qu’il aillent me juger sur pièce… En faisant chaque année l’expérience avec mes étudiants étrangers, j’ai pu mesurer que nous vivons depuis si longtemps dans une organisation libérale que nous sommes incapables de réaliser combien, originellement, les êtres humains se débrouillaient seuls, par exemple, d’un point de vue très pratique, en balayant devant leur porte, plutôt que de payer des employés municipaux pour faire le travail à leur place. Dans mon précédent ouvrage, Le mépris du peuple, j’ai exploré la participation paysanne dans les communes françaises, depuis le Moyen Age, et il m’a semblé important de pousser l’analyse ailleurs, en Amérique latine, et, pour ce faire, nous disposons de récits de voyages qui prouvent une situation identique chez les « sauvages ». Le lien entre les deux approches conduit, comme l’a fait Rousseau, à remonter, par l’imagination littéraire, à cette époque des premiers êtres humains où, partout dans le monde, il ne serait jamais venu à l’idée de confier à d’autres ce que l’on pouvait réaliser soi-même. L’enjeu est de comprendre le sens véritable de la « politique » : la participation directe à la vie de la cité. J’ai pu ainsi réaliser que, pour Rousseau, au travers de son Contrat social opposé à celui du libéralisme de Hobbes et de Locke, il s’agissait de défendre l’idée d’un autre axe de progrès vers la civilisation, celui qui, fondé sur l’agriculture respectueuse de la Nature, nous aurait évité d’atteindre la situation que nous connaissons aujourd’hui. C’est la dimension pré-écologique de la sauvagerie défendue par le seul Rousseau puisque Voltaire et Diderot étaient partisans du progrès par le libéralisme productiviste et consumériste.

En quoi pouvez-vous prétendre que le libéralisme politique est responsable de tous les maux ?

Que nous le voulions ou pas, la quasi-totalité de la planète vit sous régime politique libéral, au sens où nous vivons dans des régimes fondés sur le parlementarisme de Hobbes, et, si l’on ajoute le libéralisme économique, nous incluons la Chine. Or, dans Le mépris du peuple, j’avais déjà constaté combien, à l’origine, les libéraux au pouvoir justifiaient leur rôle par l’incapacité du peuple, il en va ainsi de Montesquieu mais aussi, plus près de nous, de Louis Blanc, le premier « socialiste » à participer à un gouvernement, lors de la Révolution de 1848. La mise en place de l’Ecole laïque et obligatoire a au moins eu l’avantage de prouver que des soi-disant incapables d’hier pouvaient accéder aux hautes fonctions de l’Etat. Depuis, la théorie ne tient donc plus, mais le résultat est le même, pour la simple raison que nous restons tributaires d’une conception de l’élite libérale qui était au cœur de l’Ecole de 1881, celle que l’on retrouve aujourd’hui, dans le collège unique orientant les enfants manuels. J’insiste : l’enfant qui ne suit pas le cursus dominant portera sur ses épaules d’avoir été exclu de ce collège, orienté dans des filières pourtant souvent beaucoup plus utiles que celle d’un « littéraire » comme moi. Pour revenir à la politique, il n’est donc pas étonnant que, dans le continuum de l’Ancien régime, nous vivions dans une oligarchie, non une démocratie, et je me base, pour l’affirmer, sur les définitions de John Locke, le théoricien moderne du libéralisme, en ajoutant son prolongement français, Benjamin Contant pour qui, être libéral, c’est choisir la liberté privée plutôt qu’une liberté publique laissée aux mains de l’oligarchie. La « liberté des modernes » de Constant est d’autant plus paradoxale que, à la même époque, les Iroquois d’Amérique se battent pour conserver un régime politique fédéraliste qui, lui, peut être qualifié de démocratique, avec un rôle déterminant des femmes, contrairement à ce qu’il en est encore chez nous. Nous sommes donc tous des libéraux, même ceux qui se disent socialistes puisque leur liberté privée prime la liberté publique, alors que le vrai socialisme n’a jamais été conçu comme une alternative parlementaire au libéralisme, sinon par Louis Blanc, dont j’ai indiqué les raisons.

Dans La sauvagerie, l’égalité constitue l’élément premier, alors que dans la devise républicaine, elle vient en second. Si l’on suit votre raisonnement, contrairement à la référence de l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss à Rousseau, sa science ne permet pas d’établir l’égalité naturelle ?

Evidemment puisque son objet, comme celui du progressiste Pierre Clastres, est d’analyser des peuples qui, ainsi que l’avait pourtant écrit Rousseau, ne sont plus sauvages au regard de l’ère préhistorique, et le plus étonnant de Clastres serait de se ranger derrière les arguments de Hobbes alors que, pour sa part, il défend de façon libertaire la société contre l’État, s’il n’existait un fondement libertaire du libéralisme. Quoi qu’il en soit, Clastres a au moins eu le mérite de fournir des données qui prouvent que, parfois, l’égalité, déjà mentionnée par les vieux récits de voyages, s’était maintenue par rejet d’une civilisation inégalitaire. Il est aussi loué pour avoir découvert que la société empêche l’État en limitant les pouvoirs du chef, sinon que Montaigne, le premier intellectuel occidental à avoir rencontré, à la cour de Charles IX, soit au milieu du XVIe siècle, le chef d’une tribu de brésiliens, tenait de sa bouche n’être le chef qu’au moment de partir à la guerre, et chef en première ligne. Bien des récits de voyages mentionnent que les pouvoirs du chef sont toujours très limités, voilà pourquoi il est important de ne pas se présenter comme un découvreur. Mais l’essentiel est que notre anthropologie moderne, celle de Lévi-Strauss défenseur de Gobineau, est issue du spiritualisme, alors que, depuis Descartes qui, comme je l’ai dit, a débuté ses recherches par des études de médecine, il n’est pas de pensée philosophique sans fondement physiologique. Le résultat est vérifiable dans nos universités où l’anthropologie est enseignée en faculté de sciences humaines et la physiologie en faculté de médecine, alors que pour Descartes il n’y avait qu’une seule et unique science de l’Homme. Le dualisme n’est donc pas où on le croit.

Vous expliquez néanmoins qu’il y a une limite à la transposition de la physiologie dans l’organisation politique.

Elle tient à l’assimilation de l’individu à la cellule par la pensée vitaliste. Alors que le rationalisme cartésien considère la nature autonome dans sa capacité à créer, pour le vitalisme Dieu reste le créateur unique, pensée spiritualiste qui revient d’abord à assimiler l’individu à une plante qui, pour survivre, doit plonger ses racines dans le sol toujours plus profondément. Il est dès lors absurde de considérer Nietzsche comme un penseur athée, au motif que, pour lui, la nature n’est jamais immorale. Partant de ce principe vitaliste, il peut alors prétendre que, tel une plante sauvage, César Borgia était un personnage moral, et en déduire que les vraies natures politiques, notamment Napoléon, avaient le droit naturel, en réalité barbare au sens féodal, d’opprimer le faible, de le dépouiller de ses biens, de l’exploiter, ce qui en fait plutôt le théoricien d’un capitalisme réputé sauvage alors qu’il l’est pour ces raisons barbares. Il faut ajouter que, contrairement à Hobbes pour qui l’être humain est indépendant, Nietzsche assimile également l’individu à une cellule. Il peut d’ailleurs avoir puisé cette idée dans la pensée pré-socialiste de Saint-Simon, lui aussi adepte de la physiologie, mais pour en tirer des conclusions hiérarchiques et organicistes, par inclusion des individus dans la société comme les cellules le sont dans le corps organique. Ces deux références conduisent à mieux comprendre en quoi la physiologie vitaliste a pu conduire aux systèmes totalitaires de droite et de gauche, en confondant individu et cellule, comme si cette dernière disposait d’une autonomie quelconque. Cette façon de voir était déjà contenue dans les conseils prodigués par Diderot à la tsarine de Russie où il lui propose d’assimiler ses paysans à des abeilles et sa société à une ruche, afin d’obtenir plus de miel, en outre, tout au long de sa vie, il consacra des écrits à la physiologie naissante, allant encore plus loin dans l’absurde en se demandant si les organes du corps n’ont pas eux-mêmes une indépendance les uns par rapport aux autres. Or il ne pouvait ignorer que, bien des années auparavant, le juriste Guy Coquille avait établi sur une base organiciste la partition des trois états de l’Ancien régime : à l’Église le cerveau de la tête qu’est le Roi, aux Nobles le cœur, soit la libéralité et le courage, quant au peuple, dont la mission est de nourrir l’ensemble, il est le foi. On comprend dans ces conditions pourquoi Antonin Artaud, au début du XXe siècle, inventera sa théorie du corps sans organes.

Vous laissez également entendre qu’il existerait un lien entre sauvagerie, physiologie et socialisme.

Le socialisme tel que le définit son inventeur Pierre Leroux, soit l’associationnisme, se fonde sur la physiologie distinguée de la compréhension qu’en avait Saint-Simon, donc avec des individus autonomes, et il adhère aussi à l’égalité sauvage de Rousseau, de même que celui de Marx est fonction de la théorie cellulaire définie dans son pays et qu’il prend lui aussi appui sur l’égalité rousseauiste. Or, depuis Hobbes jusqu’à Adam Smith, en passant par Locke, le libéralisme, pour qui l’égalité est secondaire, se construit à partir de récits de voyages dont il tire la conclusion que les sauvages prouvent la théorie économique de la main invisible, théorie qui, comme je le démontre, est physique avant d’être économique, ou économique par détournement des lois physiques. A l’inverse, à la suite de Rousseau, Marx tire de ces récits que la coopération primitive est spontanée, mais il néglige que ce sont les femmes qui, dans ces récits, sont propriétaires de terres, et ce sont elles qui inventent le mutuellisme cher à un Proudhon misogyne, alors qu’elles se répartissent les tâches de récolte sur leurs terres respectives. Quant à Artaud, et c’est là mon lien avec La Bestialité, il adopte tout à la fois les théories préhistorique et cellulaire de la sauvagerie et découvre, de visu, chez des Tarahumaras du Mexique, une sorte de communisme embryonnaire sous la forme de la solidarité spontanée.

Partant de la physiologie, vous distinguez émotion et passion.

Tout simplement parce que, contrairement à la confusion établie entre les deux par bien des manuels, cette distinction est étymologique, l’émotion étant construite sur le verbe mouvoir et la passion sur passivité, c’est ainsi que, pour Rousseau, l’émotion qui produit le cri est l’une des premières à avoir dû surgir du sauvage, cri du nouveau-né, bien entendu, mais surtout cri d’alerte, puis cri contre l’injustice. C’est pour ce motif que les pouvoirs politiques, depuis les conseils de Hobbes, cultivent les passions pour n’avoir pas à subir les émotions révolutionnaires. Il convient aussi de préciser que c’est la colère seule qui, produisant la violence, a permis, partout en Europe, non pas les « progrès sociaux », mais la restitution, par les États-nations, de la liberté originelle confisquée par le libéralisme.

A vous suivre, l’acceptation du libéralisme serait la suite de la « servitude volontaire » de La Boétie.

Ce n’est pas moi qui le dis, mais La Boétie qui met en cause les régimes dans lesquels le chef est élu par le peuple. Par ailleurs, pour établir sa thèse, il analyse les réactions des animaux sauvages lorsqu’ils sont capturés car, contrairement à l’être humain, l’animal ne se laisse pas domestiquer facilement, c’est la raison pour laquelle Rousseau distingue la domestication de l’animal de celle de l’être humain qui, lui, devient civilisé. Or n’oublions pas que, depuis les Grecs, le civilisé n’est pas seulement celui qui parle le Grec, mais celui qui a refoulé sa violence naturelle supposée, à quoi s’ajoute, à l’époque de Montaigne, en Hollande, l’invention par Erasme d’un humanisme fondé sur le respect du savoir vivre. Le plus instructif est alors que Montaigne avait relevé l’étonnement d’un sauvage rencontré à la cour de Charles IX lorsqu’il constata la servitude volontaire des pauvres dans les villes. Elle est en effet une conséquence de l’urbanisation, alors que, à son époque, donc celle de La Boétie, bien des régions, dont leur Aquitaine, étaient le cadre de révoltes paysannes « sauvages », au sens d’illégales, contre l’impôt féodal et monarchiste, révoltes qui anticipent une autre révolution que celle, urbaine, de 1789. Il convient d’ajouter, pour être complet, que Marat, acteur controversé de la Révolution bourgeoise, avait débuté sa carrière comme médecin, puis écrit un essai, Les Chaînes de l’esclavage, qui n’est pas sans prolonger La Boétie et Rousseau.

(1) : ce point est contesté par les Voltairiens. Dans sa Correspondance publiée, Voltaire a pourtant écrit : "Je m'intéresse à la Compagnie parce que j'ai une partie de mon bien sur elle."

 

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