« Urgence antiraciste – pour une démocratie inclusive », un ouvrage collectif – note 2

Dans un chapitre consacré à «l’esclavage et la traite négrière : du devoir de mémoire au devoir de réparation», Louis-Georges Tin, président du CRAN, évoque les démarches engagées dans le monde concernant des «réparations» financières émanant des forces coloniales, des Etats, des entreprises, des familles de propriétaires (les Békés). Qui, aujourd’hui, devrait payer, et qu’est-ce qui devrait être payé ?  Ces questions ne sont pas simples : les esclavagistes et les esclaves de ces siècles passés ne sont plus. Leurs descendants ont hérité de leurs gènes, de leur «mémoire», des souffrances, immenses, pour certains, et pour d’autres, d’une gloire désormais dévaluée – mais dont les noms sont encore colportés dans de très nombreuses villes du monde. Les esclaves ont été utilisés comme des choses, comme si les maîtres disposaient de réels «droits de propriété», et ont été forcés à travailler. Il faudrait donc évaluer ce qu’aurait été un «salaire», dans le cadre d’un contrat de travail s’il avait existé, le profit qui a été généré à partir de ce travail forcé, et le préjudice spécifique, pour calculer les «dommages et intérêts». Il faudrait établir le nombre, l’identité des descendants, histoire d’éviter, si de telles réparations existaient, que des familles dont des membres auraient été responsables ou collaborateurs de l’esclavage des autres puissent percevoir une «réparation». Du coup, on mesure la difficulté, voire l’impossibilité de ce projet, puisque des siècles ont passé, que pour de tels faits, il n’existe pas d’archives systématiques et sérieuses etc. Et pourtant, il faudrait qu’il y ait «réparation». Mais comment ? Et pourquoi ? Les colons esclavagistes ont volé des terres et des vies, en arguant d’un «droit de propriété». Ces fautes et ces crimes sont irréversibles comme beaucoup de crimes, et sont réputés imprescriptibles en droit international, quand il est possible de poursuivre des responsables et coupables. Ces voleurs de vie et de biens ne sont plus là pour répondre de leurs crimes. Les Etats qui ont soutenu et «légitimé» ces crimes ont, depuis, certes, évolué, mais ils existent toujours – et d’ailleurs, en leur sein, beaucoup se démènent pour que nous soyons obligés de continuer à honorer dans notre conscience historique des criminels, parce qu’ils étaient des «gens de bien», comme avec l’abominable Louis XIV, sous le règne duquel fut adopté le «Code noir». Il faut donc répondre à ces questions : qui doit payer ? Combien ? Et à qui ? Dès lors que ces réparations seraient importantes, elles devraient faire l’objet d’un contrôle draconien, tant dans de telles situations, nous avons assisté dans le passé comme dans le présent, à des détournements de fonds, notamment de la part des «élites» post-coloniales, qui, en tout et pour tout, ont la passion d’imiter les anciens maîtres, jusque dans la prévarication. Et pour rendre possible ces réparations, encore faudrait-il satisfaire à un «devoir de mémoire» initial, fondamental, réel – ce qui n’est toujours pas le cas aujourd’hui. C’est que ce sont des centaines de millions de personnes qui, en Afrique, par la déportation dans les Caraïbes et en Amérique du Nord, comme du Sud, ont été, ou massacrées, ou empoisonnées, de fait ou volontairement (comme pour des dizaines de peuples, des centaines de tribus, des peuples qui vivaient sur tout le territoire américain avant la colonisation européenne, hispanique, portugaise, anglo-saxonne, néerlandaise, française), transformées en esclaves, et, rapidement ou moins, tuées, par l’effort, les conditions de travail, les violences des maîtres, avant que ce traitement ne soit imposé aux «travailleurs blancs» (mais dans d’autres conditions) par des néo-seigneurs européens, devenus des «capitaines d’industrie». Désormais, des livres racontent cette tragédie, où le sang coule, les souffrances ont été terrifiantes, comparables à celles des Juifs, des Tziganes, des homosexuels, des opposants, pendant la Seconde Guerre Mondiale, de la part de ces Nazis qui, selon Hitler, ne faisaient qu’imiter celles et ceux qui les avaient instruits dans la cavalerie coloniale (voir Le discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire), mais les faits majeurs de ces livres sont peu évoqués dans les manuels d’Histoire, peu mis en scène dans des films «éducatifs», parce qu’ils « n’existent pas ou peu » en conscience. A la rigueur, Hollywood veut bien financer un film qui paraît faire œuvre de «mémoire» dès lors qu’il permet d’en remettre une couche dans le sadisme colonial, qui, ne l’oublions pas, continue de faire rêver certains, d’être pour eux, un plaisir et une «nécessité», comme avec le «Django Unchained» de Quentin Tarantino. C’est que les héritiers «conscients» de ces colons sont, dans l’Europe maudite, très actifs pour honorer leurs aïeuls, comme des «modèles », et il ne faut pas donc s’étonner qu’une des lignes directrices de l’extrême-droite soit le rejet de «la repentance», auquel trop s’associent sans réfléchir. C’est que, en effet, NOUS, filles et fils de familles modestes, nous n’avons aucune repentance à exprimer, puisque nos aïeuls ont été tout autant victimes des mêmes maîtres («si ce n’est toi, c’est donc ton frère», dirait l’agneau au loup dans cette autre fable), que nos aïeuls ont beaucoup souffert, ont rejeté ce système criminel, sans être écoutés, et au contraire, en étant insultés, comme le furent les Communards par les Versaillais. Or, dans les familles de ces responsables/coupables, comme on le voit souvent en Allemagne à l’égard des «grand-papas» nazis, il y a un véritable refus d’avoir cette juste mémoire, de reconnaître que ces aïeuls ont été ce qu’ils ont été, des «salauds », et que des excuses leur sont trouvées. Et pour faire une diversion supplémentaire, c’est sur leurs opposants historiques, souvent, communistes, que ces «héritiers», descendants, retournent la mise en cause, en prétendant que ceux-ci auraient fait des millions de victimes. Il faut saluer le travail de mémoire effectué par la communauté afro-américaine des USA et des Antilles notamment françaises depuis deux décennies. Il a porté ses fruits avec la création d’un courant cinématographique puissant qui alimente régulièrement la chronique sur le sujet des relations interraciales1. En France puis à l’ONU, la définition de l’esclavage et de la traite négrière comme « crimes contre l’humanité’ » donne désormais droit à réparations morales. Un jour officiel est dédié à cet égard en France métropolitaine et dans les territoires concernés2Quels qu’ils soient, quelle que soit la couleur de leur peau (puisque les «Blancs» sont des «gens de couleur» ), les filles et fils de ces femmes et hommes qui ont tant souffert de la violence coloniale, de l’exploitation, en Europe ou hors d’Europe, doivent dialoguer et s’associer, pour que ce devoir de mémoire soit une œuvre collective beaucoup plus forte. Et il faut traduire cette logique dans le présent : les «Indigènes» de la République ne doivent pas seulement être les filles et fils de l’immigration maghrébine, ou des pays francophones d’Afrique noire, ou encore de l’ancienne «Indochine», mais aussi toutes celles et tous ceux qui, aujourd’hui, en raison de leur origine non noble ou non bourgeoise, subissent un racisme social structurel (avec la différence qu’ils ne subissent pas les discriminations au faciès, à la couleur de peau). Qu’ils aient été esclaves de l’Haïti sous domination de la royauté française ou serfs en Périgord3, il faut faire le lien entre eux, comme il faut faire le lien entre ces maîtres du passé et ceux actuels, comme dans les îles de la Guadeloupe, de la Martinique. Une autre réparation existe : c’est la libération totale du colonialisme, avec l’indépendance des territoires, et notamment l’indépendance qui associe tous les libérés, comme à Cuba. Quand ce nouveau travail de mémoire, dont les effets géo-politiques, sociaux et culturels seront immenses, sera effectué, le sujet des «réparations» pourra être enfin abordé, par des citoyens et par des responsables sérieux. Pour cela, il faut continuer à décoloniser et la mémoire, et les imaginaires, et les projets politiques.

1 Tosse Ekue, « Antiracisme: cas de la filmographie sur l'histoire des Afro-Américains » (Site Fraternafrique)

https://fraternafrique.wordpress.com/2016/12/26/antiracisme-cas-de-la-filmographie-sur-lhistoire-des-afro-americains-tosse-ekue/

2 – 10 mai: fête de l’abolition de l’esclavage en métropole depuis 2006

– 22 mai: idem en Martinique

– 27 mai: idem en Guadeloupe

– 10 juin: idem en Guyane

– 20 décembre : idem à La Réunion

 

3 Eugène Le Roy, Jacquou le Croquant (1899)

0 0 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Translate »
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x