Un extrait de ce remarquable texte :
» Pour qualifier la philosophie française du xviie siècle, quoi de plus banal que d’y associer la figure de Descartes ? Avec le Discours de la méthode, on aurait l’émergence d’un lieu de mémoire, « d’une passion française » pour reprendre la formule de François Azouvi (2002). Dès le xviiie siècle avec les éloges de l’Académie française puis le projet de panthéonisation, Descartes devient en effet l’icône emblématique du « génie » français. Au xixe siècle, les usages politiques de Descartes mettent pourtant au jour contradictions, tensions et appropriations diverses autour de la question nationale. Condamné par l’Action française au nom de son rationalisme, Descartes se verra récupérer après-guerre par le Parti communiste comme philosophe de la liberté. En 2002, nous avions accordé une attention à cette construction feuilletée du cartésianisme par ses multiples représentations, soulignant qu’il tenait sa robustesse d’un ensemble de communautés interprétatives et de pratiques de lecture, autant que de ses stratégies d’auteur. Ces représentations patiemment construites sur plusieurs siècles disent cependant peu de l’excentricité cartésienne de son temps, entendue comme une expérience risquée dans une société marquée par le renforcement de la censure doctrinale et le contrôle éditorial exercé via l’institution des privilèges et comme une position géographiquement dé‑centrée par rapport au monde savant français du xviie siècle. La référence à Descartes est en effet loin de se limiter au royaume de France. Replacer Descartes dans son siècle peut dès lors consister à prendre au sérieux ce déplacement philosophique (Antoine-Mahut, 2013, 2019, 2021). Rupture avec le temps ordinaire, la mobilité philosophique se présente en effet comme un dérèglement moral, comme une mise en tension entre le voyage et l’enracinement. De ce fait, la mobilité a rarement été prise au sérieux par les études cartésiennes, trop occupées à vouloir fonder une identité intellectuelle française sur la figure cartésienne. À l’inverse, cet article se veut une tentative pour faire de la mobilité une clef permettant de déplacer les thèmes traditionnels des études cartésiennes (autobiographie du discours, rapport entre sciences et sagesse, rapport à la coutume, pratiques empiriques contre méthode mathématique, rapport à la langue, etc.) et pour réarticuler l’intériorité du doute cartésien avec une ouverture au monde, pour passer de la reconnaissance à la connaissance. Alors que j’avais accordé beaucoup d’attention à la diachronie, à la temporalité de la réception cartésienne dans cet autre travail, je me propose de prendre au sérieux ici un jeu d’espaces. Les débats soulevés par la littérature comparée autour du French Global me semble déplacer le cadre des analyses que j’avais menées il y a vingt ans.
L’expérience de rupture dans la formation de la philosophie cartésienne a rarement été associée à l’expérience du voyage et à la sédentarité (Morice, 2016). Le Discours de la méthode a ainsi souvent été présenté comme une autobiographie intellectuelle dans la veine des Confessions d’Augustin ou des Essais de Montaigne. Or la place prépondérante faite au récit d’expérience personnelle invite aussi à relire le Discours comme un récit de voyage, comme un récit de mobilité et d’exil. Selon Daniel Roche, « Descartes lui fait une place dans le Discours de la Méthode. Les métaphores spatiales habituelles abondent au moment décisif où l’itinéraire suivi auparavant par le philosophe va se transposer en modèle discursif et en impératif pour parvenir à la vérité » (Roche, 2003, p. 61). La mise en récit du Discours de la méthode se présente comme un récit de voyage. Après s’être engagé dans l’armée du protestant Maurice de Nassau, Stathouder de Hollande en 1618, Descartes effectue entre 1619 et 1628 plusieurs voyages qui le conduisent du Danemark en Italie, en passant par l’Allemagne et par Paris où il séjourne de 1625 à 1627, fréquentant les cercles mondains et savants autour de Guez de Balzac et du P. Marin Mersenne. À l’automne 1622 par exemple, il va en Italie, à Venise, Rome et Florence avant de retourner en France en mai 1625. À partir de 1628, il s’installe définitivement aux Provinces-Unies où il entreprend la constitution d’une philosophie complète abordant l’ensemble des domaines de savoirs, de la géométrie à la musique, des traités de physique jusqu’aux réflexions métaphysiques et morales, en passant par la mécanique ou les questions relevant de la médecine ; seule la politique échappe en apparence à sa réflexion. L’acquisition des vertus intellectuelles ne dépend pas simplement d’une culture livresque. C’est par le voyage que Descartes souhaite compléter sa formation. Comme il l’écrit dans le Discours de la Méthode publié en 1637 : « Mais après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour la résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre. » (Disc. Méth., première partie, p. 87). L’expérience du monde participe ainsi d’abord d’une remise en cause des savoirs livresques et scolaires (seconde partie, p. 91-92) et en particulier contre « les sciences des livres » (p. 89). La fortification intérieure est donc contrebalancée par une dynamique d’extériorité. Ainsi la mobilité cartésienne est valorisée comme source d’expériences, comme manière de se mettre à l’épreuve du monde : « C’est pourquoi, sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient, que j’en pusse tirer quelque profit. » (Disc. Méth., première partie, p. 86-87. Ainsi la justification d’un discours de la méthode ne peut se priver de l’horizon du lointain dans les années 1630. La globalisation imposée par la dynamique de projection des empires comme l’intensification des pratiques de voyage interpelle le savant (ou l’intellectuel) de la première moitié du xviie siècle. La collecte de ces traces qui témoignent d’une attention aux mondes naturels et physiques permet de rendre compte de cette ouverture. Dans les Principes de Philosophie par exemple, abordant la question de la Terre dans la quatrième partie, Descartes prend le cas du Brésil et de la Guinée : « Comme on voit, par exemple, qu’il fait moins chaut au Bresil qu’en la Guinée, dont on ne peut donner autre raison, sinon que le Bresil est plus rafreschy par l’air qui luy vient de la mer, que la Guinée par celuy qui luy vient des terres qu’elle a au Leuant. » (Descartes, 1647, quatrième partie, scolie 54, p. 331). De même, sur les volcans, Descartes naturaliste compare différentes situations géologiques : « Ce qui est cause qu’il y a des montagnes où plusieurs tels embrasemens ont esté veus, comme sont Ethna en Sicile, le Vesuve pres de Naples, Hecla en Islande, &c. » (scolie 78, p. 351). On pourrait poursuivre cette cartographie pour montrer l’attention que Descartes porte au monde. «
Stéphane Van Damme, « Être cartésien au xviie siècle, est-ce philosopher entre plusieurs mondes ? », Fabula / Les colloques, D’un siècle à l’autre, les auteurs Janus, Être de son siècle (Moyen-Âge – XVIIIe siècle) (dir. Mathilde Bernard, Flavie Kerautret, Carole Boidin, Florence Tanniou), URL : http://www.fabula.org/colloques/document10917.php, page consultée le 14 November 2023.