Préjudice(s) : naissance de la Philosophie, prendre conscience des préjudices causés aux uns et aux autres

Avant Socrate et Platon, la conscience grecque est entièrement dominée par des influences religieuses, qu'elle concerne le sacré explicite, les croyances dans les Dieux et les Déesses, les cultes, les pratiques, ou le sacré implicite, avec ces prêtres/penseurs, qui pensent les éléments de l'Univers, dans leur rapport avec ces mêmes Dieux comme avec l'espèce humaine. On peut dire qu'Homère est l'une de ces influences, et qu'elle est religieuse, à la fois parce que les récits homériques mettent en scène les Dieux/Déesses et les humains, et parce que la parole homérique a acquis un statut cultuel/culturel, en tant que matrice "pédagogique" de cette conscience. Mais qu'est-ce que cette parole dit aux Grecs ET des Grecs eux-mêmes ? Du conflit ontologique universel héraclitéen, Homère en dit plus long et plus profondément, puisque le conflit structure toute la réalité : entre les Dieux eux-mêmes, entre les Dieux et les Hommes (la confrontation à distance entre Poséidon et Ulysse), et entre les humains eux-mêmes. Vivre, c'est se disputer, pour jouer – ou non. Et parfois, la querelle dégénère. Le conflit devient un combat, parfois, à mort. Les Achéens vont monter à l'assaut de la citadelle de Troie. Si Gorgias a eu le génie d'inventer la première remarquable plaidoirie pour défendre l'innocence d'Hélène (en mettant ainsi sur la voie d'autres causes, coupables), le rapt d'une épouse par un des, premiers, fils de Troie (fils d'un Roi !), constitue un affront tel, à l'honneur et au sens de la propriété personnelle, que la volonté de vengeance va de soi, est nécessaire, et bien que les plus conscients mesurent la gravité de la situation, la probabilité que ce conflit militaire donne lieu à des massacres de grande ampleur, ces rares voix d'une sagesse ne font qu'énoncer une vérité de la conscience, une pré-vision, mais ne se mettent pas en travers du chemin d'Agamemnon, le rapace qui veut piller Troie. Et la guerre de Troie aura bien lieu. Et depuis le 19ème siècle, nous savons que la ville de Troie a bien appartenu à la réalité historique, et que cette ville a été, à une période cohérente au regard du récit homérique, sujette à une destruction totale, massive. Il était une fois une guerre, d'extermination – fait rarissime pour cette époque, et dont on imagine les effets sur celles et ceux qui lui ont survécu. Ulysse est un guerrier blessé, souffrant, un Rambo doté d'un cerveau, qui survit à cette guerre, mais en est profondément affecté, au point de rêver de passer le rester de sa vie auprès d'une Calypso sublime mais stérile. Vivre, c'est tuer – et c'est ce qui se fait encore aujourd'hui, que cela soit à l'égard des animaux dont la chair des corps est désignée par une métaphore, "la viande", ou que cela soit des êtres humains, ce que font encore des Etats qui s'auto-présentent comme étant en paix, mais dont des soldats, des armes, des financements, sont utilisés pour tuer d'autres êtres humains – cf les guerres de ces dernières décennies, de la guerre du Vietnam à la guerre en Afghanistan, de celle-ci à la Libye. Mais ce que ces guerriers sont capables de faire avec une grande facilité, et même, habileté, comme le fait si souvent le plus remarqué d'entre eux, Achille, s'agit-il d'une part de la réalité, susceptible de faire partie d'une "normalité" ? Si, dans la République, les gardiens sont formés aux exercices militaires, il ne s'agit pas de leur faire aimer le goût du sang. Il n'y a rien de plus difficile : former des militaires à ce que les combats imposent, tout en empêchant qu'ils aiment tuer. C'est que tuer, c'est détruire. Et détruire une vie, des vies, cela a un "coût" : la volonté de vengeance vous expose à devoir subir la même chose que ce que vous avez fait à d'autres. Tuer, c'est annuler ce que la vie de l'Univers a pris des siècles, des millénaires, a élaboré, et ce, en quelques secondes. Tuer, c'est prétendre pouvoir décider qui a le "droit" de vivre, et qui ne l'a pas, ou plus. La vérité de la vie de Socrate tient dans le procès qui lui est intenté par des Athéniens enrichis : les juges vont décider d'une condamnation, à mort, de Socrate, parce que les motifs d'accusation sont ainsi reconnus, à savoir que Socrate a commis des préjudices envers la cité parce qu'il ne croyait plus aux Dieux et parce qu'il détournait les jeunes garçons du "droit chemin" dicté par leurs pères, mais Socrate lui-même répond en mettant en cause celles et ceux qui ont porté préjudice à la cité, parce qu'ils ne croient pas vraiment aux Dieux de la cité (alors que Pierre Vesperini a raison de rappeler que Socrate est lui, de ce point de vue, un croyant de haute intensité), qu'ils sont donc impies, et qu'ils "corrompent" leurs fils par une mauvaise éducation, superficielle, mensongère, contradictoire, incapable de leur enseigner ce qu'est le Bien, leur Bien et le Bien de la cité. La confrontation est donc totale. Par des expéditions de pillards, par le développement de l'esclavage, les Grecs croient démontrer et développer leur puissance, alors qu'ils s'affaiblissent : ils portent préjudice à d'autres et se portent préjudice. Socrate et Platon incarnent, pour leur monde, pour leur époque, une contradiction. Et ces contradicteurs sont aussi des Cassandre : si les Grecs continuent sur cette voie, les injustices qu'ils infligent et les préjudices qu'ils se causent les affaibliront tellement qu'ils perdront définitivement et leur domination sur le monde méditerranéen et même peut-être, l'existence, tout simplement. Nous le savons : les Grecs n'ont pas écouté, entendu, compris. 

La conférence de Thierry Piel sur ce sujet. Si les connaissances scientifiques modernes sont insuffisantes, il faut se poser une question essentielle : une telle histoire a t-elle pu être imaginée ? Beaucoup répondront que la mythologie relève de cette imagination. Mais on ne peut pas confondre les récits sur les Dieux/Déesses (Titans, etc), avec des récits sur les humains. A cette époque, les humains ne créent pas, ne diffusent pas, de fictions, impliquant des êtres humains. La "littérature", en tant que champ des fictions (autrement dit : ce qui n'a jamais existé) n'existe pas encore – si on ne veut pas faire le moindre anachronisme. Homère serait-il alors le premier conteur d'une "histoire" inventée ? Il faudrait savoir si, intellectuellement, un tel processus, de fiction, était possible, à cette époque. Mais s'il y a pas ou très peu de fictions (au siècle de genèse des récits homériques), pourquoi ceux-ci formeraient, ensemble, l'exception ? 

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