Pauvre comme Jobs, rente versus travail, par Thomas Piketty – Libération

Tout le monde aime Steve Jobs. Plus encore que Bill Gates, il est devenu le symbole de l’entrepreneur sympathique et de la fortune méritée. Car, si le fondateur de Microsoft a prospéré grâce à son quasi-monopole de fait sur les systèmes d’exploitation (il fallait tout de même inventer Windows), le créateur d’Apple a multiplié les innovations (iMac, iPod, iPhone, iPad…) révolutionnant à la fois les usages et le design de l’informatique.

Certes, personne ne sait très bien la part du travail apportée par ces génies individuels et celle des milliers d’ingénieurs dont on a oublié le nom (sans parler des chercheurs en électronique et en informatique fondamentale, sans qui aucune de ces innovations n’aurait été possible mais qui n’ont pas breveté leurs articles scientifiques). Il reste que chaque pays, chaque gouvernement, de droite comme de gauche, ne peut que souhaiter l’émergence de tels entrepreneurs.

Dans l’ordre symbolique, Jobs et Gates incarnent en outre la figure du riche méritant, très apaisante par les temps qui courent. On en viendrait presque à conclure que leurs fortunes (8 milliards de dollars pour Jobs, 50 milliards, pour Gates, d’après les classements du magazine Forbes)[soit 5,7 et 36 milliards d’euros, ndlr] sont exactement ce qu’elles devraient être dans un monde idéal, et que décidément tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Malheureusement, la fortune n’est pas qu’affaire de mérite, et avant de s’abandonner à ce sentiment de béatitude, il n’est pas inutile de regarder les choses de plus près.

Premier soupçon : Jobs l’innovateur est 6 fois plus pauvre que Gates le rentier de Windows, preuve peut-être que la politique de la concurrence a encore des progrès à faire. Plus ennuyeux encore : malgré toutes ces géniales inventions vendues à des dizaines de millions d’exemplaires dans le monde, malgré l’explosion du cours d’Apple ces dernières années, Jobs ne possède finalement que 8 milliards de dollars, soit 3 fois moins que notre Liliane nationale (25 milliards au compteur), qui n’a jamais travaillé et s’est contentée d’hériter de sa fortune. Dans les classements Forbes (qui font pourtant tout pour minimiser l’héritage, par leurs méthodes comme par les discours qui les entourent), on trouve des dizaines d’héritiers plus riches que Jobs.

Encore plus perturbant : au-delà d’un certain niveau, les fortunes héritées progressent à des rythmes tout aussi rapides (et tout aussi explosifs) que celles des entrepreneurs. Entre 1990 et 2010, la fortune de Bill Gates est passée de 4 milliards à 50 milliards de dollars, et celle de Liliane Bettencourt de 2 à 25 milliards. Cela correspond dans les deux cas à une progression annuelle moyenne de plus de 13% (soit un rendement réel de l’ordre de 10%, 11% si l’on retire l’inflation). Cet exemple extrême révèle un phénomène plus général. Pour le commun des mortels, le rendement réel moyen du patrimoine ne dépasse pas 3%, 4% – voire encore moins pour les tous petits patrimoines (le livret A est actuellement à 2,25%, soit moins de 0,5% au-dessus de l’inflation). Mais les patrimoines les plus importants, qui peuvent se permettre de prendre plus de risques et de se payer des gestionnaires de fortunes, obtiennent des rendements réels moyens nettement plus élevés, de l’ordre de 7%, 8%, voire plus de 10% pour les plus hautes fortunes – indépendamment de toute activité professionnelle ou de tout talent ou mérite particulier au niveau du possesseur de la fortune. En gros : l’argent va à l’argent, point final.

On retrouve d’ailleurs cette même réalité au niveau des fonds souverains ou des fonds de dotation des universités. Entre 1980 et 2010, les universités nord-américaines ayant moins de 100 millions de dollars de dotation ont obtenu un rendement réel moyen de «seulement» 5,6% par an (net de l’inf

via www.liberation.fr

0 0 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Translate »
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x