Milan Kundera : « L’insoutenable légèreté de l’être », Traité pour une politique de l’amour de et pour les êtres humains

Dès son titre, ce livre saisissait. Mais… pourquoi ? Ce qui est insoutenable, c’est ce qui ne peut être soutenu, parce que, pour nous, la force est en jeu est trop puissante. De tant de choses, nous disons qu’elles sont insoutenables : nous ne pouvons pas les voir, les écouter, accepter de les penser. Or, ce qui est dit être ainsi est caractérisé en tant que « légèreté », autrement dit de ce dont le poids est si faible. Notre insouciance peut être qualifiée de légèreté. Il y a tant de choses « légères » dans la vie humaine, qui la rendent « légères », autrement dit, tellement agréable, le contraire de ce qui est insupportable, insoutenable. Le titre donc, pose un principe de contradiction dans l’être, comme entre ce qui est et ce qui n’est pas. La fiction en est un symbole : en tant que telle, elle est, mais ce qu’elle conte, n’est pas. L’autre contradiction réside dans la différence entre le vrai et le faux. La contradiction, en tant que telle, est un problème : si nous nous contredisons, nous disons, en même temps, quelque chose et son contraire, or, une seule de ces deux choses est vraie. Il faut donc savoir. Or, sur la route de la vie, au regard des « possibles » qui se présentent à nous, comment savoir ce que nous devons choisir, pour nous et pour les autres ? De l’écriture elle-même, Kundera disait : « Ecrire, c’est le plaisir de contredire, le bonheur d’être seul contre tous, la joie de provoquer ses ennemis et d’irriter ses amis.« . Autrement dit : le propos de Kundera n’est pas de flatter. Ainsi, il faisait le lien entre la fiction et « l’être », la vérité : pas question de raconter des histoires, comme on le dit en français, de manière moqueuse. Avec ce livre, Kundera, en exil en France depuis quelques années, parle de son pays, la « Tchécoslovaquie », désormais disparue, puisque scindée en deux. L’histoire commence en 1968, à Prague, juste avant le fameux « printemps de Prague », et l’arrivée d’armées et de soldats, soviétiques. De ce point de vue, le récit ne pouvait que plaire aux Occidentaux des années 80, et c’est précisément ce qui advint. Un des principaux personnages du récit, Tomas, est un jeune chirurgien, brillant, beau, séducteur, forte tête opposée au régime. Là encore, ce profil était parfait pour les Occidentaux, puisqu’il incarnait une « opposition au régime », un régime que Kundera avait lui-même fui, avec sa femme, en 1975. Il rencontre Tereza, une jeune serveuse, qui est aussi une photographe amateur. Le Casanova consent à se laisser aimer par Tereza, et à moins courir les jupons. Tomas incarne l’esthétique/politique occidentale, dont une jeune prolétaire tchécoslovaque tombe amoureuse, en raison de son charme. Une autre femme incarne une distance avec cette séduction : Sabina, une artiste peintre, avec laquelle Tomas a également une liaison, sporadique. Mais Sabina « voit » les personnes, et elle aide Tereza dans sa liaison avec Tomas. Elle-même est en relation avec un Suisse, Franz, un autre occidental, « intellectuel idéaliste », qu’elle finit par quitter, quand elle a cerné son être. Mais ce que Kundera décrit comme une trahison, qu’il juge sévèrement par ailleurs, les interprètes le comprendront et le présenteront comme un « éloge », arguant que Kundera avait quitté son pays pour venir s’installer en France. S’il a pu dire, dans « La valse aux adieux », « Et la politique, c’est ce qu’il y a dans la vie de moins essentiel et de moins précieux. La politique, c’est l’écume sale sur la surface de la rivière, alors qu’en fait la vie de la rivière s’accomplit à une bien plus grande profondeur », c’est que, en effet, ce qu’était devenue la politique en Tchécoslovaquie, après l’échec du « socialisme à visage humain », le rebutait, mais son rejet de cette politique n’impliquait pas que, devenu un Européen de l’Ouest, il s’était converti au capitalisme, à ses mirages, à ses développements, comme avec le néo-libéralisme. Dans « La lenteur« , il a écrit : « La façon dont on raconte l’Histoire contemporaine ressemble à un grand concert où l’on présentait d’affilée les cent trente-huit opus de Beethoven mais en jouant seulement les huit premières mesures de chacun d’eux.« . Des humains, l’auteur, via Tereza, a un regard pour. La liaison amoureuse entre Tomas et Tereza incarne les retrouvailles entre l’Europe de l’Ouest et les autres pays, mais Kundera place au coeur de ce lien, « l’amour », qui doit être LE principe de la bonne politique. Et nous savons qu’il n’en fut rien. Une fois les démocraties populaires à terre, le pillage et la gestion capitaliste se sont imposés, là-bas, comme ici, et, de cette violence, qu’il ne pressentait pas, elle fut si insoutenable que, depuis deux décennies, après ses oeuvres françaises, où il exprimait des critiques contre des tendances lourdes des pays de l’Ouest, Kundera se taisait. S’il avait quitté la Tchécoslovaquie, c’est que le régime en avait fait un paria, « (…) un jour, j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas, j’ai été exclu du parti et j’ai dû sortir de la ronde.« . Après une première exclusion au début des années 50, et bien qu’il était alors un communiste tchèque convaincu et engagé, la seconde lui imposait de telles conditions de survie que les sirènes françaises étaient trop tentantes. Pendant deux ans, il fut même apatride, puisque sa nationalité lui avait été retirée et qu’il n’obtint la française qu’en 1981. Dans « L’insoutenable légèreté de l’être », la définition de la vie par nos décisions dans le temps est le problème qu’il juge indépassable : « Nous traversons le présent les yeux bandés. Tout au plus pouvons-nous pressentir et deviner ce que nous sommes en train de vivre. Plus tard seulement, quand est dénoué le bandeau et que nous examinons le passé, nous nous rendons compte de ce que nous avons vécu et nous en comprenons le sens. » – ou pas. Dans son entretien avec Bernard Pivot (vidéo au début de cette note), Kundera défend l’intimité, la vie privée, contre une absence de pudeur (un certain érotisme fixé sur les corps là où il était un auteur érotique, intéressé par les âmes, le vécu, les dialogues secrets entre les êtres), mais aussi, implicitement, contre les prétentions des Etats de tout connaître de nos vies, dont il assiste à la montée en puissance dans les pays occidentaux. Preuve qu’il n’était pas là pour flatter. En l’imitant, on ajoutera qu’il paraît bien souvent interloqué par les questions de Bernard Pivot…, comme le fut Jean-Luc Godard. L’un comme l’autre, semblait s’interroger sur tant de malentendus… De manière souterraine, le propos de Kundera dans ce livre ne va pas dans le sens de ce que, explicitement, il semble énoncer. Il problématise un échec général, dans ces pays de l’ex-bloc soviétique, comme dans les pays de l’Ouest, avec une politique dogmatique, mécanique, contre l’Humain. Le changement de politique dans les pays de l’ex-bloc soviétique par l’imitation des pays de l’Ouest ne peut donc constituer une solution, mais seulement l’uniformisation du même problème, son « internationalisation » – retour à la case départ. S’il n’a pas trouvé la solution, ou, en apparence, participé à son élaboration, il a su identifier le problème, l’énoncer et nous le transmettre.

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