
Situés dans la Parole, pour le meilleur et pour le pire, nous pouvons parler d’une même Humanité, parce que nous parlons et pensons, ce qu’il faudrait écrire en marquant le lien, parlons-et-pensons. Entre les premiers humains et nous, entre les êtres humains que nous sommes et tous les lointains, nous avons tous les liens possibles, par cette Parole, que les Grecs anciens auxquels nous nous référons souvent, appelaient donc « Logos ». Mais, des devenirs de cette Parole, il y a eu des différences, dans les formes même, dans ses effets, par des nouveautés, heureuses ou malheureuses. Si, individuellement, à notre égard, nous sommes, le premier et le dernier humain, la Parole est donc le lieu de tous les enjeux : tout s’y décide, et, en fonction des décisions, il y a des « crises », c’est-à-dire des situations problématiques. C’est ce que le terme grec lui-même disait : la « krisis » est une décision, dont les effets sont significatifs. Dans la décennie des années 1990, des cafés sont devenus, pour 2 heures en moyenne, des « cafés-philo ».

Un professeur de Philosophie, Marc Sautet, a proposé un rendez-vous hebdomadaire, à partir du Café des Phares place de la Bastille, pour voir si les assemblés pouvaient, ensemble, à partir de la parole individuelle intimement liée à la parole en cours dans la cité, prendre à leur compte les exigences et les finalités de la première conscience philosophante de l’Histoire, incarnée par un révolutionnaire en acte, Socrate. Sa décision, « voyons si… » a rencontré celle de milliers de femmes et d’hommes, en France et à travers le monde. L’inédit fit souffler un grand vent, de plus, sur la place de la Bastille, avant même de devenir coutume, « rite ». Des habitudes furent prises par des « habitués » : un café-philo commençait par des propositions, une phrase, un thème, et la parole circulait. S’il fallait payer au moins un café, accepter d’écouter la personne qui prenait la parole, rien d’autre n’était requis, et nombre vinrent, sans dire un mot : des mots au bord des lèvres, ils décidèrent de les garder pour eux, à tort ou à raison. À l’inverse, d’autres se faisaient omniprésents. Mais si les principes étaient minimes, il y avait une exigence : que la parole des uns et des autres, avec les uns et les autres, parvienne à devenir un café… philo, autrement dit, qu’il y ait de la pensée, en plus de celle qui s’exprime dans chacun de nos mots. Il ne s’agissait pas de penser « un peu », ou pas du tout, comme cela se passait un peu partout, mais de penser plus et mieux, quitte à le faire à partir de provocations. Si nous comparons ce rapport à la parole, dont nous usons chaque jour, comme nous le faisons par et pour notre corps, par ses mouvements, dans ses déplacements, les cafés-philo n’avaient pas pour objet d’être « en marche », mais de courir, comme si nous faisions un… marathon, une course de fond.
Il y eut, des « animateurs » aux participants, beaucoup de sincères, qui voulurent, essayèrent, proposèrent, travaillèrent, mais il y eut aussi d’autres qui ne l’entendaient pas de cette oreille. C’est qu’il y avait, dans leur principe, un cocktail tout aussi explosif qu’avec la seule façon d’être, de Socrate : rien de l’héroïsme ou pseudo-héroïsme des « grands de ce monde », mais un travail au corps des âmes citoyennes, pour en faire sortir des vérités, « physiques ». Il y eut même du sabotage de ces lieux, dont j’ai été témoin, puisque, entre 1994 et 1996, j’ai assisté Marc Sautet, dans l’animation et le développement des cafés-philo. Plus souvent, il y eut de l’inconscience sur ce qui était en train de se faire et de se jouer. Il faut dire que le temps passait tout aussi vite pour les générations concernées que pour les précédentes, et la lucidité ne fut pas toujours au rendez-vous, même de celles et ceux qui étaient animés des meilleures volontés. Il y eut alors trop souvent des réunions qui furent des cafés, sans philo, voire avec « folie ». Mais qu’il y ait eu des productions de peu de valeur ou pire, indignes, n’induit pas que le principe lui-même était mauvais, mais que les conditions et les principes étaient insuffisants.
L’ouvrage présenté ici, entend donc être un hommage aux « cafés-philo », qui, même superficiels, même pas à la hauteur de, furent infiniment plus réussis, préférables, aux monologues média-politiques qui, aujourd’hui, font grand bruit – bruit, et rien de plus. Mais ce n’est pas parce que nous subissons une déconstruction, tant de la parole que de la cité, y compris « contre la déconstruction » pour laquelle se tiennent même des colloques, qu’il faut croire et laisser croire que ce mieux que pire était ce qui était attendu, le mieux qui puisse être fait. Cet hommage est donc l’occasion d’un bilan critique, y compris par un retour aux sources, grecques. De cette, née, conscience, pensée, philosophique, que devons-nous en comprendre ? Socrate, lui qui est si souvent cité, qui fut-il vraiment ? Pourquoi, par ces « Dialogues », par l’Académie, Platon nous a-t-il donné des œuvres « historiques », dans le sens où par elle, il a changé l’Histoire ? Pourquoi peut-on conclure que ces œuvres n’ont jamais été dépassées, mais bien souvent, seulement, et très partiellement, imitées ?
Pourquoi une telle question, est elle-même platonicienne, par cette prise en compte de la toute-puissance du fait imitatif dans nos relations humaines ? Par exemple, pourquoi ne suffit-il pas d’invoquer Socrate pour faire comme ? Pourquoi faire comme Socrate implique de prendre des risques, autant dans l’Athènes du 5ème siècle, qu’à notre époque ? Socrate, on le sait souvent, fut condamné à mort par SA cité, à laquelle il avait tant donné : celui qu’un homme politique de son temps aurait pu appeler « le meilleur d’entre nous » a été traité comme un criminel. Or, à notre époque, un professeur de Philosophie a été traité comme tel : il a failli être poursuivi pour « apologie de terrorisme ». Jean-François Chazerans, professeur de Philosophie à Poitiers (alors) a été violemment mis en cause, publiquement, et par son employeur, le Ministère de l’Éducation Nationale ET par l’État, via la Justice, puisqu’il a été mis en garde à vue. Il n’a pas dit « la police tue », mais « l’armée tue » : l’armée française tue. Il lui fut reproché de ne pas avoir pris en compte « qui » cette armée tuait : des « terroristes ». Mais il s’agit là d’un mot utilisé par toutes les armées du monde pour qualifier des combattants ennemis. Le spécial « droit de tuer » militaire implique-t-il que les tués soient toutes et tous, vraiment, dangereux ? Il y a quelques jours, une émission de Médiapart a été l’occasion de rappeler que les opérations militaires françaises au Sahel ont conduit à la mort de civils (1), avec ce qu’un euphémisme qualifie de « bavures », mais que l’ONU a envisagé de qualifier en tant que « crime de guerre ». L’instrumentalisation de la tristesse et de la colère, après le massacre des rédacteurs de Charlie-Hebdo, avait incité à professer une telle accusation, de « blasphème républicain », contre ce professeur, mais la volonté dut céder face au vide du dossier. Malgré cela, ce professeur fut contraint d’aller enseigner ailleurs, plus loin, pour marquer le coup, par une sanction. Les États détestent perdre la face, selon le paradigme Assange. Jean-François Chazerans se situait à l’intersection de tout ce qui nous importe : la pensée philosophique, les cafés-philo, l’enseignement de la Philosophie, la lutte pour les droits civiques. Cette accusation, corrompre la jeunesse (ses élèves), et blasphémer contre le Dieu de la Cité, l’État, était exactement la même que celle portée contre Socrate, comme il en alla de même, autrement, contre Samuel Paty, par son assassin. Nous sommes dans un monde où Socrate continue d’être accusé, et si Jean-François Chazerans a échappé à une condamnation plus sévère, il le doit à cette parole socratique par laquelle il a examiné la parole qui l’accusait, qu’il a, ainsi, anéanti. C’est ce que la pensée philosophique nous offre : si cela est nécessaire, nous pouvons faire disparaître une parole infondée. Nous, nous ne tuons pas des personnes, mais des chemins qui ne mènent nulle part. Hélas, dans les cités que nous subissons, des personnes et des pouvoirs tuent, font tuer des personnes plutôt que des chemins qui…
C’est pourquoi, si Socrate n’a pas tenu une explicite conférence en géopolitique athénienne, son engagement civique (par son comportement, simple, quotidien, mais déterminé et déterminant, celui de parler avec ses concitoyens et de leur demander de rendre des comptes de leurs affirmations) s’expliquait par la situation sociopolitique d’Athènes, tant par ses principes que par leurs effets, et que ses questions, précises, sont donc des questions totalement politiques. Comme Marc Sautet y incitait par son « Café pour Socrate », il fallait donc, et il faut toujours, revenir à ce que fut l’Histoire réelle de cette cité, y compris pour comparer avec notre propre Histoire, même si cela est déplaisant. Il faut aussi revenir sur cette Histoire, qui est appelée « Histoire de la Philosophie », parce que loin de former ensemble une communauté de l’anneau de Gygès (ces « grands auteurs » sont, dans notre monde, comme « inexistants », tant les pouvoirs et les logiques sociales font comme si), ne sont pas aussi liés que nous le racontons, comme on nous en a fait le conte depuis notre jeunesse étudiante. Si l’Histoire de « la Philosophie » mérite d’être étudiée, sérieusement, interrogée, examinée, et si nécessaire, « critiquée », il en va de même de l’Histoire de « l’Éducation Nationale » en France, de la situation faite aux enseignements, aux enseignant(e)s, notamment de Philosophie, depuis un peu plus d’un siècle. C’est ce que le deuxième texte de ce livre propose, avec un constat nécessaire : il y a humiliation des professeur(e)s. C’est ce que cette partie prétend exprimer, expliquer, tant pour le passé comme pour le présent, avec ce « Blanquérisme » qui se prolonge, après le départ de ce militant politique de la tête de l’Éducation Nationale. Mais pourquoi parler de travailleurs humiliés ? Les lectrices et les lecteurs de ce livre diront si ce constat et cette accusation sont justifiés. C’est que ce livre est un livre « sur » la Philosophie mais aussi, l’auteur l’espère, un livre « de » Philosophie.
Pour les cafés-philo, si le mouvement initial s’est étiolé, il n’est pas trop tard, il n’est jamais trop tard, pour bien faire. Il est non seulement possible de reprendre cette action civique, collective, sur de nouvelles bases, en tenant compte de cette Histoire, mais cela serait nécessaire, étant donné la gravité de « la situation générale ».
Chaque partie du livre est suivie par des notes, pour donner des références, par une bibliographie, a minima, et par la reproduction d’une lettre (3 pages) adressée à l’auteur, début 1997, par laquelle il évoque son état (la maladie qui menaçait sa vie et qui l’a emporté début 1998), ses difficultés à se faire éditer, ou rééditer, ses projets.

(1)
Si vous souhaitez faire connaître ce livre à un ami, à une personne en charge d’une bibliothèque, etc, vous pouvez télécharger ce document, l’imprimer ou le faire circuler
[…] des contrats économiques que nous connaissons. A notre époque, et avant qu’il n’apparaisse, le mouvement des cafés-philo, avec Marc Sautet, avait conduit de nombreux citoyens à conclure que la France était, déjà, une non-démocratie, […]