« Cafés-Philo en France…  » : comment en sommes-nous venus là ?

En 1994, à Toulouse, avec un ami, Eric Coulon, nous faisions la rencontre d’un professeur de Philosophie, Marc Sautet, de passage pour une journée dans la ville de Claude Nougaro et du Stade, place du Capitole, où nous avons arrêté nos pas. Etudiants en Philosophie à l’Université du Mirail, nous avions appris que ce professeur se rendait, chaque dimanche que Dieu faisait, et, paraît-il, fait encore, dans un café place de la Bastille, le Café des Phares, et que, là, au moment où les messes catholiques commençaient leur office hebdomadaire solennel, il prenait la parole pour la céder ensuite, à qui voudrait lui répondre sur une question, un sujet, choisis le jour même. Les cafés-philo étaient donc nés, et ils sollicitaient des consciences pour parler, se parler, et plus si affinités. Plus : non pas dans une déclinaison érotique (il y a peut-être eu des rencontres, des mariages, via ces cafés-philo), mais aller plus loin que se parler pendant deux heures, pour construire, dans la France des années 90, des prolongements de, des « innovations sociales », des actions politiques. La France de ces années-là n’était déjà pas folichonne mais nous étions quand même loin de la chute subie depuis : un candidat à l’élection présidentielle s’apprêtait à faire tomber des citoyens dans les pommes, en usant d’une rhétorique habile, et pourtant creuse, sur « le lien social », et, grâce à de la communication réduite à si peu, à devenir président. C’est dire. Mais c’était une époque où, après avoir mis en place la charité républicaine avec le RMI, devenu depuis RSA, les « bénéficiaires » (diantre, quels bénéfices !), n’avaient aucune obligation de, pointage, « contrepartie », « transparence ». Depuis, le discours sur « l’assistanat » est devenu structurel, omniprésent, bien qu’il soit empli de contradictions. Précisément, les « cafés-philo » avaient pour propos d’inviter les réunis à parler ensemble de ce qu’était devenu, de ce qu’était le devenir de la parole, publique, politique, collective, historique, et ce parce que les mots sont les moyens de notre télépathie, sont aussi le terrain par et sur lequel un pouvoir politique se construit, disparaît aussi. Réfléchir, fléchir vers la lumière qui nous éclaire, c’était déjà mieux que de ne pas le faire, et le faire ensemble paraissait porteur de grandes espérances. Mais il s’agissait de plus que cela. La résurrection de la référence socratique allait bien plus loin que le fait de se donner un totem pour n’avoir aucune gêne de parler de nos tabous. Depuis 2500 ans, Socrate est l’ombre de tout ce qui a eu l’ambition de devenir une pensée philosophante, sans que la référence soit une garantie que les ambitieux soient, sérieux, honnêtes, capables, vraiment volontaires et pas seulement velléitaires. Invoquer Socrate exigeait de justifier : pourquoi Socrate ? Et puisqu’il s’agissait de parler d’un temps que les moins et les plus de 20 ans ne pouvaient pas connaître, il fallait bien en passer par des médiations : les Dialogues de Platon, les textes des Socratiques, l’Histoire de la Grèce antique. Socrate, citoyen athénien, citoyen de la plus grande ville de ce monde méditerranéen de cette époque, était un tailleur de pierres. Autrement dit : il n’était pas issu de l’aristocratie, cette classe des plus aisés, des propriétaires terriens, qui se caractérisaient par des signes extérieurs de richesse et de valeur. Il travaillait, quand il y avait du travail. Les spécialistes affirment qu’il a travaillé sur le futur Parthénon. Mais, sur son temps libre, Socrate (à partir de quel moment de sa vie ? et pourquoi ?) s’est mis à arpenter la ville, en allant à la rencontre des uns et des autres, ceux qui faisaient qu’Athènes était Athènes, et il leur posait des questions, et pas des questions générales, comme « c’est quoi le sens de la vie ? », « crois-tu à la vie après la mort ? », « qu’est-ce que le bonheur ? » mais des questions qui portaient notamment sur leur savoir. Pourquoi de telles questions, articulées à ce principe ? C’est qu’il avait constaté que nombre de ces concitoyens qui parlaient beaucoup disaient, « connaître le bien », « le vrai ». Mais Socrate s’était aperçu que, lorsqu’il analysait cette prétention, elle se révélait, telle, une prétention, mais qu’il n’y avait rien derrière. Autrement dit : en parlant, ses concitoyens avaient fait du son avec du vent (c’est ce qu’est la parole humaine), mais qu’il n’y avait rien de plus. Evidemment, en lisant ceci, des gens de notre époque, pourraient dire : ah ben oui, à cette époque, il y avait tellement de choses qu’ils ne savaient pas, mais nous, c’est différent. On a les sciences mais on a aussi Internet, nos moyens de communication, maintenant, on sait. Ah oui ? Vous êtes certain(e) de ? Et si nous vérifions cela ? Vérifier, « checker » ? Oui. Encore une preuve que notre époque est meilleure, plus performante que la leur, puisque, nous, nous avons des « débunkers », des spécialistes de la vérification, alors que, eux… On a même une nouvelle science, la « zététique », qui coordonne tout cela. Oui, en effet : on peut dire cela quand on souffre de problèmes de mémoire, quand on ignore tout de l’Histoire. Parce que, précisément, « vérifier », c’est ce que Socrate a proposé aux uns et aux autres de faire, ensemble. Et une conséquence d’une telle démarche a été que des « écoles philosophiques » sont apparues après Socrate, comme celle des « sceptiques », qui associent à ce travail de l’analyse, de la vérification, un point de vue critique éminemment contradictoire, puisqu’ils considéraient qu’il était impossible de connaître le vrai. Ainsi, nous passions d’un extrême, les concitoyens si confiants en eux-mêmes, et pourtant confrontés à de grandes difficultés quand ils devaient démontrer leur « savoir », et de l’autre, ces professionnels de la dénégation, qui passaient leur temps à répéter qu’il était impossible de connaître le vrai, et donc que tout ce qui se disait dans la cité n’avait aucune importance. Or, les « zététitiens », se contentent de reproduire la logique socratique-sceptique, sans pour autant avoir l’honnêteté, pour beaucoup, de reconnaître qu’ils n’ont rien inventé… Mais voilà un sujet qu’il faut mettre de côté pour plus tard, le plagiat, la copie, la reproduction. Mais alors, si Socrate pratiquait ce dialogue civique, était-ce pour conduire ses interlocuteurs à constater qu’ils étaient des ignorants déguisés en savants publics, et en les laissant ainsi à leur vide, donc à un tourment terrible ? Parce que, alors, que penser ? Que faire ? Non : s’il fallait en passer par cette étape, se passer enfin de cette prétention, illusoire, mensongère, alors une fois atteint ce point, il était possible de marcher à nouveau, d’un pas plus léger parce que n’ayant plus à porter sur ses épaules un fardeau composé de bric et de broc. Les enjeux sociaux et politiques étaient immenses : des puissances établies pouvaient être ruinées par une pensée collective. Socrate espérait que ces concitoyens deviennent des consciences « éveillées », vigilantes : des « wokes » ! Il y avait aussi travaillé. En fait, Socrate travaillait tout le temps, et, même par ces dialogues, y consacrait une énergie folle. Rien d’étonnant que face à l’alcool, il se révélait hors d’atteinte, jamais ivre mort. Et il faut dire qu’avoir une telle santé n’est pas facile, n’est pas à notre portée, du simple fait de notre désir. Parce qu’il n’est jamais facile de supporter les médiocrités ou les bassesses des autres. Or, dans le dialogue civique, public, il faut savoir qu’il faut faire avec, qu’il est absolument impossible de pouvoir faire sans. L’idéal, il faut l’avoir, y marcher, mais le réel n’est pas, pas encore, surtout si on ne fait pas ce qu’il faut pour, l’idéal. Ceux qui comprirent les conditions et le sens de cette force socratique furent admiratifs. Platon fut de ceux-là, et ils surent qu’ils avaient à faire à un « maître » d’un genre très particulier, puisqu’il n’avait cure d’être admiré, puisqu’il ne souhaitait pas avoir des disciples qui répètent des dogmes (on voit depuis la différence…), mais qu’ils deviennent eux-aussi, par eux-mêmes, ensemble, « forts », dans le goût des autres. Et il y a encore tant à dire sur lui dont ce texte ne peut parler. Il faut donc bien comprendre que, en se donnant cette référence socratique, les réunis des cafés-philo consentaient au maximum des exigences. Il ne s’agissait pas de « philosopher », dans des mondanités, mais de se passionner pour la parole humaine en cours, pour la comprendre et pour y intervenir « à bon escient ». Et cela n’a jamais été facile, et cela ne l’est toujours pas. Or, à partir d’un tel principe fondateur, que s’est-il passé dans « les cafés-philo », et, en regard de ceux-ci, en France ?

C’est un des objets de ce livre, écrit 30 ans après une telle naissance. Il s’agit de rendre un hommage à cette impulsion qui, après tout ce temps, a toujours sa pertinence, puissance, son sens, mais qui, hélas, avec le temps, a connu un déclin, parce que les enjeux des cafés-philo ont été perdus de vue, notamment en raison d’une confusion entre l’espace-temps de ces réunions avec une « libre parole » libertarienne. Evidemment, ici ou là, des cafés-philo ont réussi à être à la hauteur de l’impulsion et du sens, mais les conditions de l’époque (il n’y avait pas de moyens de communication comme aujourd’hui, téléphonie, réseaux sociaux) n’ont pas favorisé leur développement et leur augmentation. Or, aujourd’hui, nous le voyons : il y a toujours moins de cafés-philo, existants, dynamiques, et il y a toujours plus de Cnews, TPMP, et autres horreurs « médiatiques ». La parole populaire vivante, qui pouvait exister via les cafés-philo, a été écrasée par ces canaux, comme par ceux des « réseaux sociaux » où il y a aussi bien plus de monologues que de dialogues civiques. Mais ce n’est pas parce qu’une époque s’est effondrée, n’est pas à la hauteur des exigences humaines possibles et désirables, que celles-ci n’existent pas, ne peuvent pas susciter des engagements, des efforts, des créations. Nous avons une chance phénoménale : nous avons la parole. Il faut mesurer tout ce que cela implique, tout ce que cela rend possible.

0 0 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Translate »
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x